Interview de Yuriko Backes dans Luxembourg féminin

"Garantir des finances publiques durables et solides pour 2023 et au-delà"

Interview: Luxembourg féminin

Luxembourg féminin: Quels sont les enseignements de ces mois écoulés comme ministre des Finances du pays sur le dynamisme et les atouts du Luxembourg dans le comme contexte actuel des tensions géopolitiques?

Yuriko Backes: Quand j'ai pris mes fonctions de ministre des Finances en janvier de cette année, l'optimisme était de mise. Après deux longues années de pandémie, les perspectives s'étaient éclaircies. Nous entrevoyions enfin une lumière au bout du tunnel, même si la pandémie n'était pas encore tout à fait derrière nous. Pendant la crise sanitaire, le Luxembourg a témoigné d'une plus grande résistance que beaucoup d'autres pays européens. Ceci a notamment été le corollaire de la réponse déterminante et efficace du Gouvernement, mais aussi par une résilience exceptionnelle de notre économie notamment grâce à notre place financière. Déjà dès la fin de 2020, le Grand-Duché avait retrouvé son niveau de PIB d'avant la crise. Les programmes de soutien à hauteur de 2,8 milliards d'euros avaient certes creusé le déficit, mais en début d'année l'évolution au niveau des finances publiques laissait entrevoir une meilleure trajectoire. Cette amélioration économique et budgétaire enregistrée aurait dû se poursuivre... Mais hélas, l'invasion illégale et injustifiée de l'Ukraine par la Russie le 24 février a donné un coup de frein à ces progrès et l'horizon s'est à nouveau obscurci. Avec cette guerre, un autre fléau a fait son retour en Europe: l'inflation! Le Gouvernement a réagi avec volonté et diligence face à cette nouvelle crise. Nous avons notamment réussi à ficeler en un temps record d'abord les mesures du "Energiedesch", suivi de celles du "Solidaritéitspak" agréées avec le patronat et deux des principaux syndicats pour soutenir les ménages, surtout les plus vulnérables. Les entreprises ont également été soutenues en cette période difficile de forte inflation. Ces mesures représentent un investissement de plus de 1,5 % de notre PIB. Même si les prochains mois s'annoncent beaucoup plus difficiles à cause de l'inflation plus élevée que prévu, la hausse spectaculaire des prix de l'énergie et d'une dégradation continue du contexte macroéconomique, je reste convaincue que l'économie luxembourgeoise dispose d'atouts majeurs pour faire face à ce nouveau contexte incertain et préoccupant. C'est également le constat des grandes agences de notation, qui viennent de confirmer le "AAA" du Luxembourg. Nonobstant la diversification toujours plus importante de notre économie, c'est la place financière qui reste le moteur de sa croissance. Il m'importe donc de continuer à oeuvrer pour la rendre encore plus innovante et attractive à l'échelle mondiale.

Luxembourg féminin: Quels sont les impacts économiques directs sur le Luxembourg de l'agression militaire de la Russie contre l'Ukraine, en particulier sur le marché de l'énergie et notamment du gaz?

Yuriko Backes: Les impacts directs de la guerre en Ukraine et des sanctions contre la Russie sur le Luxembourg sont limités. Ceci s'explique notamment par le fait que les liens commerciaux et financiers directs du Luxembourg avec la Russie, mais également avec l'Ukraine, n'ont jamais été très importants. Pour vous donner un exemple: au niveau des marchés financiers, on chiffre l'exposition des banques luxembourgeoises sur des contreparties russes à seulement 0,45 % du total des actifs des banques luxembourgeoises. Les fonds d'investissement luxembourgeois affichent une exposition de moins de 0,3 % du total des actifs domiciliés chez nous. Ce que nous ressentons, et ce qui nous cause le plus de soucis, sont les effets indirects de cette guerre. En tant que petite économie ouverte sur le monde, le Luxembourg subit directement les développements au plan européen et mondial. Même si les perturbations des chaînes d'approvisionnement alimentaient déjà la hausse de l'inflation fin 2021, la guerre en Ukraine a fait augmenter encore plus les prix de l'énergie et des denrées alimentaires. Malheureusement, cette dégradation de la situation économique s'est encore davantage accentuée au cours des derniers mois. En ce qui concerne le marché du gaz, la dépendance du Luxembourg au gaz russe reste limitée. Mais je ne vous cache pas qu'une éventuelle interruption prolongée de l'approvisionnement en gaz russe augmentera sans doute le risque de détérioration de la situation économique au sein de l'Union européenne et donc, par extension, au Luxembourg. C'est pour cette raison que nous devons continuer à trouver des solutions communes et coordonnées à l'échelle européenne. L'accord des 27 sur une réduction de la consommation de gaz de 15% par rapport à la moyenne des cinq derniers hivers est un pas important dans la bonne direction.

Luxembourg féminin: Quelles sont les grandes orientations économiques qui se profilent pour le Grand-Duché à la rentrée 2022 et plus généralement en 2023? Marché du travail, fiscalité. Projet d'investissement...

Yuriko Backes: Dès avant la rentrée, les pourparlers dans le cadre d'une future tripartite ont commencé. Ces échanges sont d'une importance capitale et la priorité sera accordée à la recherche de solutions pragmatiques afin de continuer à soutenir les ménages et les entreprises pour faire face à la flambée des prix de l'énergie. Dans ce contexte, il me semble primordial que la société tout entière reste solidaire et ouverte au dialogue ainsi qu'aux compromis. Ensemble, nous pourrons progresser et faire avancer le pays I Je me pencherai aussi sur la préparation du budget pour l'année 2023, que je présenterai en octobre Il s'agira de faire les bons arbitrages, pour maintenir les investissements à des niveaux élevés, tout en garantissant des finances publiques durables et solides. Même si la situation actuelle ne permet plus la mise en œuvre d'une grande réforme fiscale, je compte présenter des mesures ponctuelles afin de renforcer la compétitivité de notre économie et le pouvoir d'achat de ceux qui en ont le plus besoin, dont, notamment, les ménages monoparentaux. En ce qui concerne le marché du travail, je me réjouis de voir qu'il continue de rester dynamique et que le taux de chômage a continué sa baisse, pour s'établir bien en dessous de 5 %, soit le taux le plus bas depuis presque quinze ans. Pour les entreprises, le défi est désormais de trouver et de fidéliser les profils dont ils ont besoin pour continuer à se développer. Partant, je compte aussi proposer des mesures fiscales dans le domaine du "talent attraction", très important pour la compétitivité de notre économie.

Luxembourg féminin: Quels sont les enseignements que vous avez tirés de la direction de la représentation de la Commission européenne au Luxembourg et de votre poste en tant que Maréchale de la Cour grand-ducale? Pouvez-vous donner des exemples particuliers de réalisations emblématiques?

Yuriko Backes: L'engagement européen a toujours été essentiel pour moi. La poursuite de la construction européenne demeure indispensable à mes yeux. Les valeurs sur lesquelles l'Union européenne est construite — le respect de la dignité humaine, la liberté, la démocratie, l'égalité, l'État de droit, ainsi que le respect des droits de l'Homme — doivent en demeurer le fil conducteur. En tant que représentante de la Commission européenne au Luxembourg, j'ai pu échanger régulièrement avec des jeunes, qui me faisaient part de leurs interrogations et de leurs critiques par rapport à la direction à prendre pour faire avancer la construction de l'Union européenne. Je suis d'avis que ce n'est qu'en les écoutant et en dialoguant avec eux que nous pouvons progresser. En tant que Maréchale de la Cour, j'ai eu l'honneur de contribuer directement à la réforme de la Cour grand-ducale, à la création de la Maison du Grand-Duc et à la définition des différentes responsabilités et procédures au niveau de la gestion du volet officiel des activités. Je suis convaincue que ce nouveau système vient renforcer la monarchie, qui est gage de stabilité pour notre pays et contribue tangiblement à son rayonnement au niveau international.

Luxembourg féminin: Les valeurs humanistes, la rigueur et l'honneur, - la manière de présenter l'information et les événements qui font l'actualité – sont mis à mal par un contexte économique chahuté, est-ce qu'elles ont leur place au cœur des stratégies micro et macroéconomiques selon vous?

Yuriko Backes: Nous traversons actuellement une période troublée, on parle de "poly-crise", même de "perma-crise" Nous avons bien évidemment connu des périodes de crises dans le passé. Mais il semble en effet que nous devons faire face à un monde de plus en plus complexe, dans lequel des fausses informations sont propagées pour nuire et où des opérations d'influence peuvent être menées par des acteurs étrangers dans le but de porter préjudice à nos sociétés ouvertes et transparentes. Dans ce contexte, la presse a un rôle important à jouer, pour informer les citoyens de manière objective et complète. En tant que société, nous naviguons dans des eaux de plus en plus agitées. Dans ce contexte marqué par beaucoup d'incertitudes, les valeurs européennes, que je viens de citer, doivent être notre boussole. Les problèmes sont interconnectés et mondiaux. Les solutions purement nationales ne sont plus suffisantes. À titre d'illustration, je pense notamment à la solidarité européenne, qui nous a permis de faire face à la pandémie. Au niveau financier, celle-ci s'est exprimée par la création de nouveaux outils, tels que le fonds de relance européen. Cette solidarité européenne a encore été renforcée pour donner suite à la guerre menée par la Russie en Ukraine et la mise en place dans un temps record d'importantes sanctions. Au cours des prochains mois, nous devons encore faire preuve de solidarité, notamment pour réduire la dépendance de nos économies à l'égard du gaz russe. Mais je pense également aux 17 Objectifs de développement durable des Nations unies, qui constituent une étape importante pour intégrer les valeurs universelles dans nos stratégies économiques. Un domaine où ceci a déjà porté ses fruits est la finance durable. Je suis fière de pouvoir dire que la place luxembourgeoise est aujourd'hui à la tête du peloton mondial dans ce domaine. Une finance plus verte et plus durable permet en effet de mobiliser aujourd'hui les capitaux publics et privés nécessaires pour réussir la transition énergétique et écologique de demain. Puisqu'il ne faut pas oublier qu'au-delà de la pandémie et de la guerre, la crise climatique reste le défi déterminant de notre génération.

Luxembourg féminin: Pouvez-vous vous prononcer sur l'inquiétant recul des droits des femmes (droit à l'avortement, à l'éducation, États-Unis Pologne, Hongrie...) dans certains pays, non comme ministre, mais en tant que femme et mère?

Yuriko Backes: En 1949, la philosophe française Simone de Beauvoir écrivait dans son oeuvre principale Le Deuxième Sexe "N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant." Plus de soixante-dix ans après, ces mots n'ont malheureusement rien perdu de leur actualité et cette vigilance, dont parle de Beauvoir, reste toujours de mise. Certains développements m'attristent et me mettent en colère, surtout quand on voit une régression de droits qu'on pensait acquis. Remettre en question ces droits, les violer, en 2022, c'est intolérable! Les hommes et les femmes sont conjointement responsables de l'avenir de nos sociétés. Que ce soit en Afghanistan, aux États-Unis, ou ailleurs, plus près de chez nous. J'essaie à mon niveau de soutenir et d'encourager les jeunes femmes où je peux, pour qu'elles aient les mêmes chances que les garçons dans la poursuite de leurs carrières et de leurs rêves.

Dernière mise à jour