"Il va falloir changer le Luxembourg". Luc Frieden au sujet de la situation budgétaire et financière de la Grèce, de la directive Epargne et du secret bancaire

paperJam: Monsieur Frieden, la crise grecque sert-elle votre argumentaire de réduction des dépenses et des déficits au Luxembourg?

Luc Frieden: Je ne veux pas vivre dans un pays où on fait des déficits substantiels qui conduisent en fait à nous enlever notre souveraineté. Nous ne voulons pas en arriver là. Dans un petit pays, il faut faire d'autant plus attention que tout peut basculer très rapidement. La situation risque de devenir grave si nous ne faisons rien immédiatement. Nous devons également avoir en tête des exemples positifs, comme l'lrlande ou la Lettonie, qui ont fait des réformes substantielles. Je constate enfin que l'ensemble des pays de la zone euro vont réduire, à partir de 2011, leur déficit budgétaire. C'est une exigence de bon sens car nous voulons que notre monnaie demeure forte et stable. J'espère que la leçon grecque servira aux autres.

paperJam: Vous employez le mot de souveraineté. La Grèce est-elle en train de la perdre en partie?

Luc Frieden: Oui. Du fait des mesures et des conditions qui lui sont imposées.

paperJam: Ecartez-vous l'hypothèse d'une hausse de l'impôt sur les sociétés au Luxembourg?

Luc Frieden: Dans une situation déjà difficile pour les entreprises, ce ne serait pas la voie la plus intelligente à suivre. Cela risquerait d'entraîner des départs d'activités. Au Luxembourg, 75% de l'impôt sur les sociétés est payé par les entreprises du secteur financier et concerne des activités qui, le cas échéant, peuvent facilement être déplacées dans d'autres juridictions.

paperJam: Il y a eu plusieurs annonces récentes de délocalisation, comme chez RBC Dexia ou Clearstream. Etes-vous inquiet? Comment peut-on freiner ces mouvements?

Luc Frieden: Nous vivons dans une Europe ouverte et un monde globalisé. Il est normal que les entreprises, de temps en temps, cherchent des localisations plus favorables pour certaines activités. Fermer les frontières n'est donc pas une solution. Mais il faut constamment veiller, tant sur un plan réglementaire que fiscal, au maintien d'un climat favorable au développement des affaires et faire en sorte que l'on ait toujours une longueur d'avance sur les autres. Notre pays devra se spécialiser sur des activités où une certaine connaissance est requise. Nous pouvons miser sur une plus grande stabilité politique et sociale, une rapidité dans les prises de décisions administratives et une grande clarté dans le système juridique qui sont autant d'éléments qui font que les entreprises choisissent de venir ou pas dans un pays. N'oublions par que, dans le même temps, ces dernières années, énormément d'emplois ont aussi été créés dans les activités financières.

paperJam: Vous attendez-vous au retour à la situation d'avant-crise? Ou bien est-on entré dans un monde différent?

Luc Frieden: Je ne pense pas que le monde soit tout à fait différent. Mais on observe un certain nombre d'évolutions qui ont commencé avant la crise. L'Europe perd un peu en importance et doit se repositionner par rapport au reste du monde. Le Luxembourg aussi. La crise n'a fait qu'accélérer ce mouvement. Tous ces instruments européens et mondiaux dont nous nous sommes dotés en matière de supervision vont sans doute prévenir des crises futures, même si on ne peut pas les exclure.

paperJam: De nombreuses voix se font entendre pour dénoncer les risques des excès réglementaires sur le secteur financier et le reste de l'économie. Qu'en pensez-vous?

Luc Frieden: Je crois qu'il faut d'abord beaucoup d'autorégulation, un sens de l'éthique et des responsabilités. Si les banques internationales n'avaient pas investi dans un certain nombre de produits extrêmement risqués, voulu faire de l'argent aussi rapidement ou payé des sommes gigantesques à certains traders où seul le court terme était considéré, beaucoup de choses ne se seraient pas passées. Faute d'autorégulation, les Etats devront intervenir en gardant à l'esprit que la régulation ne doit pas empêcher les banques d'octroyer des crédits. Nous en sommes conscients. La régulation tendra à éviter de revoir ce qui s'est passé fin 2008 et dont nous allons souffrir pendant les dix prochaines années. Des efforts énormes devront être consentis pour rembourser les dettes.

paperJam: Où en sont les discussions sur la directive Epargne? Vos positions évoluent-elles?

Luc Frieden: Le dossier a peu évolué. 25 Etats restent opposés au maintien du système de la coexistence de la retenue à la source et de l'échange automatique d'informations et voudraient que l'on s'oriente vers l'échange automatique. Avec l'argument que la retenue à la source n'était prévue que pour une période transitoire. Ces négociations vont donc continuer.

paperJam: Le texte de 2003 prevoit-il un passage obligé à l'échange automatique?

Luc Frieden: Non. Les textes prévoient certaines conditions et, notamment, un accord entre l'Union européenne et les pays tiers (Suisse, Liechtenstein..., ndlr.) au sujet de l'échange sur demande, qui lui, aurait pour effet d'introduire l'échange automatique à l'intérieur de l'Union européenne. Notre argument est de dire que le G20 a établi comme standard international l'échange sur demande et que l'Union européenne devrait également s'orienter vers ce standard.

paperJam: Qui doit faire un pas pour parvenir à une solution?

Luc Frieden: Il appartient à la présidence du Conseil de faire des propositions de compromis.

paperJam: Le Luxembourg peut-il espérer des contreparties à l'adoption éventuelle de l'échange automatique d'informations?

Luc Frieden: Je n'en vois pas.

paperJam: Il y a donc une exigence inconditionnelle des 25...

Luc Frieden: Oui. Mais il faut bien constater que le secret bancaire absolu a perdu en importance ces dernières années. Les nombreuses amnisties fiscales, les vols de listes de clients... ont conduit nombre de clients à voir le secret bancaire autrement. Aujourd'hui, davantage de gens veulent se mettre en règle avec leurs autorités fiscales nationales, même s'ils tiennent au respect de leur vie privée. Il y a donc une évolution des mentalités. Il est fort possible que dans les cinq à dix ans à venir, le secret bancaire aura plus d'importance pour les ressortissants de pays non-membres de I'UE, que pour ceux de I'UE.

paperJam: Existe-t-il déjà un échange entre administrations fiscales?

Luc Frieden: Il y a une coopération entre administrations fiscales, en vertu des conventions de non-double imposition, mais elle ne concerne pas l'épargne.

paperJam: Vous avez parlé de données bancaires volées. Certaines semblent circuler en Bavière. Qu'en pensez-vous?

Luc Frieden: Je n'ai aucune information sur des vols de données. Je ne peux pas les exclure. Ce sont des choses qui arrivent, que l'on ne peut pas éviter, même si elles sont condamnables. Cela vaut pour des données bancaires, comme pour toutes les données économiques que l'on peut dérober de façon illégitime à quelqu'un d'autre. Je crois que c'est aussi, souvent, une information diffusée pour déstabiliser les gens et les inciter à s'auto-déclarer dans leur pays de résidence.

paperJam: Disposez-vous d'informations relatives au rapatriement de fonds?

Luc Frieden: La situation des banques en matière de private banking n'est pas mauvaise, mais il est évident que les gens doivent payer leurs impôts. En tant que ministre des Finances, je ne peux qu'encourager les gens à être fiscalement honnêtes. L'Etat a besoin d'argent pour construire les écoles, les infrastructures routières. Aucun de nos systèmes ne doit conduire à dérouter les gens de cette voie, qui est non seulement légale, mais qui relève d'un comportement citoyen responsable.

paperJam: Au sujet du secret bancaire, le temps joue-t-il ou pas en faveur du Luxembourg?

Luc Frieden: Ni l'un ni l'autre. Je crois que personne ne peut nous forcer la main. C'est une décision à l'unanimité. Il faut bien constater néanmoins que ce dossier continue de contribuer à une certaine insécurité des clients qui se posent toujours des questions. Je plaide pour une solution trouvée au sein de l'Union européenne avant la fin de l'année.

paperJam: Le taux de prélèvement de 35% prévu à partir de mi-2011 dans la directive Epargne peut s'avérer très prohibitif pour les clients de banques luxembourgeoises. Fait-il partie de la négociation?

Luc Frieden: Les autres pays refusent de rediscuter la directive sur cet aspect comme sur d'autres.

paperJam: Avez-vous le sentiment que la présidence espagnole travaille de manière active sur ce dossier?

Luc Frieden: Je n'ai pas vu de proposition de compromis de la présidence espagnole.

paperJam: La crise grecque a-t-elle offert un répit au Luxembourg?

Luc Frieden: Non. La crise grecque est discutée au sein de l'Eurogroupe, alors que les dossiers en matière de fiscalité le sont au sein de l'Ecofin, qui continue ses travaux.

paperJam: Ne s'agit-il pas des mêmes personnes?

Luc Frieden: C'est une autre réunion, à un autre moment. D'ici l'été, ce dossier reviendra à l'agenda des discussions.

paperJam: La Belgique, qui succédera à l'Espagne à la présidence de l'Europe au second semestre, peut-elle faire avancer le dossier?

Luc Frieden: C'est difficile à dire. Je rappelle seulement que la Belgique a accepté l'échange automatique d'informations depuis le 1er janvier, alors qu'elle figurait parmi les pays ayant plaidé pour la retenue à la source. Je crois que la place financière au Luxembourg va bien au-delà du secret bancaire. Le Luxembourg veut des clients internationaux.

paperJam: Faut-il avant tout continuer à miser sur les deux piliers de la place financière, que sont les fonds et le private banking, ou bien faut-il plutôt en développer d'autres?

Luc Frieden: Les deux piliers principaux restent des éléments très importants. La gestion de fortune mondiale a augmenté au cours de ces dernières années et de plus en plus de gens cherchent des endroits pour placer leur argent. C'est le cas en Asie, dans les pays du Golfe, et également en Europe. Il faut aller vers ces marchés et offrir les meilleurs services possibles. Cela vaut aussi pour les fonds d'investissement. Il faut néanmoins développer de nouveaux créneaux. C'est la raison pour laquelle j'ai mis en place le Haut Comité de la place financière, qui a commencé ses travaux il y a deux ou trois mois.

paperJam: Qui participe à ce Haut Comité?

Luc Frieden: Les responsables des différentes associations professionnelles du secteur. Je le préside.

paperJam: Est-il inspiré du Haut Comité mis en place en France par Christine Lagarde?

Luc Frieden: Oui.

paperJam: Remplace-t-il le Codeplafi (Comité de développement de la place financière)?

Luc Frieden: Oui. Le Codeplafi était rattaché à la CSSF (Comité de Surveillance du Secteur Financier). J'ai estimé que, vu l'importance du secteur, il valait mieux avoir un organe plus politique. En plus, je voulais être impliqué personnellement dans ces travaux. Des sous-groupes vont également voir le jour. La force du Luxembourg est que nous avons des centaines de personnes intelligentes et dynamiques grâce auxquelles nous préservons un potentiel de développement important. Aucune autre place financière ne rassemble autant de nationalités que la nôtre. C'est un mélange utile pour développer de nouveaux produits internationaux à partir d'ici. Mais la concurrence est forte et le monde change. Il va falloir changer le Luxembourg, qui ne peut pas rester ce qu'il était il y a 20 ans.

paperJam: Etes-vous préoccupé par la montée en puissance de Dublin sur les fonds d'investissement?

Luc Frieden: J'aime la concurrence. Le Luxembourg doit rester compétitif dans ces domaines.

paperJam: De nouvelles sociétés, comme Intelsat, viennent d'annoncer leur implantation au Luxembourg. Ces sociétés viennent-elles au préalable vous rencontrer pour tenter d'obtenir de meilleures conditions fiscales que celles qui sont affichées pour le commun des mortels?

Luc Frieden: Non, car la fiscalité s'applique à tous. Mais il est évident que les entreprises, en fonction de leur modèle, en application stricte de la loi, verront leur fiscalité fixée par l'administration fiscale. Ce n'est pas le ministre des Finances qui intervient dans ce genre de dossiers. La loi est la même pour tous.

paperJam: Le dernier rapport Gafi (Groupe d'action financière) sur la lutte contre le blanchiment des capitaux n'est pas très élogieux pour la place financière. Qu'en pensez-vous?

Luc Frieden: D'abord, ce rapport est très utile. Je suis en faveur de l'évaluation internationale des mécanismes nationaux. Ensuite, j'ai observé qu'il est très positif pour le Luxembourg sur le volet de la coopération internationale de lutte contre le blanchiment. Il contient aussi des suggestions qui me semblent correctes et sur lesquelles le gouvernement agira par un plan d'action concret que nous entreprendrons, le ministre de la Justice (François Biltgen, ndlr.) et moi-même avant l'été. Enfin, et c'est le seul aspect négatif de ce rapport, vu de l'extérieur, il est parfois difficile de juger de l'efficacité d'un système. Je conteste par exemple le fait de considérer comme seul critère d'efficacité le nombre de personnes condamnées pour blanchiment. Ce sont des critères subjectifs que je conteste.»

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