"N'ayons pas peur du changement", Luc Frieden au sujet de la politique poursuivie en matière budgétaire et de la place financière luxembourgeoise

Le Quotidien: La présentation de ce budget 2010, le premier après les élections et en pleine période de crise, était très attendue. Était-ce un grand moment de solitude pour vous à la Chambre?

Luc Frieden : Non. Tous les budgets sont difficiles car il y a toujours plus de demandes de dépenses que de recettes. Mais ce budget-ci est particulièrement désagréable, oui, parce qu'il contient un déficit auquel nous ne sommes pas habitués. Ceci dit, pour celui qui a travaillé sur le budget de l'État depuis plusieurs mois, cela ne constitue pas vraiment une surprise et nous avions annoncé, avant les élections, que l'année 2009 comme l'année 2010 verrait un déficit considérable.

Le Quotidien:Ce n'est pas ce que disent vos adversaires politiques, notamment I'ADR qui rappelle que les chiffres annoncés lors de la campagne du CSV étaient en deçà de la réalité...

Luc Frieden: Ils n'ont visiblement pas assisté aux nombreuses réunions électorales qui ont été organisées, y compris le "Juncker on tour". On a toujours souligné que l'on aurait un déficit considérable et j'ajoute aujourd'hui, comme je l'ai dit à l'époque, que ce déficit devait être temporaire parce qu'il est dû à la crise économique internationale et à notre réponse à cette crise, qui est le programme de conjoncture. Il faudra, après la crise, sortir de ce déficit. Telle est notre volonté et c'est ce que nous allons faire.

Le Quotidien: Vous avei annoncé un certain nombre de mesures mais qui s'inscrivent quand même dans un budget de la continuité. D'aucuns qualifient ces mesures d'opérations chirurgicales. Qu'en pensez-vous?

Luc Frieden : Il y a une grande continuité, celle de maintenir, sur le moyen terme, des finances publiques saines. Cela est essentiel car celui qui fait continuellement des déficits et donc des dettes publiques, devra tôt ou tard augmenter substantiellement les impôts pour rembourser la dette. Or cela nuit à la compétitivité des entreprises et à la consommation des ménages. Notre démarche sera d'abord de voir comment on peut réduire certaines dépenses et ensuite voir quelle est la fiscalité adéquate. Concernant les réductions de dépenses, elles ne sont pas faciles à mettre en œuvre, mais il faut trouver le bon moment pour les appliquer. En 2010 cela nuirait à l'économie dans une situation déjà très difficile mais, les mettre en œuvre en 2011 et 2012, de façon graduelle, est dans l'intérêt à long terme des finances publiques. Donc, ce ne sera ni une opération chirurgicale ni une tactique de saucissonnage. C'est une vue globale : comment, tout en gardant un état social fort et des investissements à un niveau élevé, réduire le déficit de l'ordre de 1 % par an.

Le Quotidien: Pour y parvenir, vous avez annoncé une plus grande sélectivité dans les transferts sociaux. Pouvezvous préciser ce que cela sous-entend?

Luc Frieden : Nous vivons dans une société dans laquelle le mot "solidarité" est très important. Il y a des gens qui ont plus besoin de solidarité que d'autres. Ce sont des gens qui, pour des raisons diverses, ont moins de revenus, ont un handicap, sont au chômage. Ceux qui ont la chance d'être mieux lotis doivent aider les autres. Je voudrais que nous concentrions nos efforts de transferts sociaux vers ceux qui en ont le plus besoin. Celui qui touche le salaire minimum a plus besoin des allocations familiales que celui qui touche cinq fois le revenu minimum. Toute la difficulté, c'est de trouver le bon mécanisme pour éviter que la sélection soit trop arbitraire et on doit avoir différentes étapes intermédiaires pour y aboutir.

Le Quotidien: L'idée d'augmenter la progressivité fiscale avancée par le président de I'OGBL, Jean-Claude Reding, peut-elle participer à plus de justice sociale?

Luc Frieden :Nous avons de toute façon une fiscalité progressive. Ceux qui gagnent plus, payent plus d'impôts mais je crois que l'on ne doit pas se concentrer uniquement sur la fiscalité. C'est une solution de facilité de dire que les "gros" doivent payer plus d'impôts et le problème sera résolu. Cela ne va pas fonctionner. Nous sommes une économie très ouverte et si nous demandons aux entreprises et aux personnes privées de payer un taux de 50 ou 60 %, la machine économique ne fonctionnerait plus. Donc, regardons d'abord les dépenses, regardons aussi la fiscalité mais en gardant à l'esprit que nous sommes une économie ouverte. Nous souhaitons que les entreprises étrangères viennent investir chez nous et créer des emplois. La fiscalité est un élément parmi d'autres, mais il n'y a pas beaucoup de marge de manœuvre dans ce domaine.

Le Quotidien: Les recettes de l'État dépendent encore beaucoup du secteur financier. Quel avenir pour la place sans le secret bancaire?

Luc Frieden :La place financière au cours des dernières années a considérablement changé et elle continuera à évoluer comme le monde autour d'elle. Je ne pense pas qu'un modèle qui soit tout à fait différent des autres systèmes de l'Union européenne soit tenable à long terme. Mais je crois que le private banking en tant que tel, la gestion du patrimoine, le savoir-faire, la planification fiscale doivent faire partie d'une bonne activité de conseils d'une place financière. Notre place continuera à jouer un rôle très important dans notre économie et restera une importante source de revenus mais il faudra un certain nombre de changements qui, d'ailleurs, dans une large mesure, ont déjà été opérés dans les établissements bancaires.

Le Quotidien: Vous avez signé un certain nombre de protocoles d'avenants pour respecter vos engagements relatifs à la coopération fiscale. Mais la chose n'est pas encore entendue avec l'Allemagne. Quel est le problème?

Luc Frieden : Mais je me réjouis de rencontrer le nouveau ministre des Finances allemand et je suis convaincu que je pourrai conclure avec lui un nouvel accord d'ici la fin de l'année. Le contexte préélectoral ne permettait pas d'aboutir à un accord. Il faut d'abord un respect entre les parties négociantes et je crois que tout cela, à la suite des élections, va s'arranger facilement.

Le Quotidien: L'UCITS 4, la nouvelle directive européenne sur les OPCVM qui instaure un passeport européen pour les sociétés de gestion, permet à un fonds homologué dans un pays européen d'être commercialisé dans un autre. Un sale coup supplémentaire pour la place financière?

Luc Frieden :Je n'approche aucun changement avec une crainte. Tout comme le secteur du private banking, celui des fonds d'investissement doit s'adapter à un nouvel environnement. Je vois dans la nouvelle directive UCITS 4 une chance. Elle permettra de nouvelles activités à Luxembourg. Nous sommes dans une situation de concurrence, d'accord, mais nous devons voir comment attirer les sociétés de gestion. Et dans cette directive, il y a d'autres éléments qui nous permettent de mieux utiliser toutes les potentialités du marché européen. Moi je dis que nous avons une place financière forte, n'ayons pas peur du changement, n'ayons pas peur des réformes quand il s'agit de la politique budgétaire et n'ayons pas peur des changements lorsqu'il s'agit de la place financière. Notre pays doit, dans les quatre à cinq prochaines années, se modifier fondamentalement pour rester une place attrayante pour les entreprises. Les gens ne pourront pas tout garder de ce qu'ils ont toujours eu. Nous étions dans une situation d'enfants gâtés et accepter de légères réductions, de légers changements ne signifie pas que nous ne serons plus gâtés. Notre situation restera enviable par beaucoup d'autres en Europe et a fortiori au-delà. Si nous restons sur la défensive en ce qui concerne tant les dossiers fiscaux que la place financière et si nous maintenons toutes nos dépenses budgétaires, je crois qu'à long terme, nous serons dans une situation qui n'est pas celle que nous souhaitons pour notre pays. Dans le court terme, ce serait peut-être plus confortable mais dans le long terme, ce serait très nuisible pour l'image et la réalité de notre économie et de notre pays.

Le Quotidien: Les réformes ne devaient-elles pas être engagées à l'époque où nous étions encore dés enfants gâtés?

Luc Frieden :Non, je crois que du moment qu' il y a des revenus importants, il y a moins la nécessité de faire un certain nombre de réformes et surtout pas des réformes qui concernent le court terme. Je rappelle toutefois que nous avons mené une politique prudente dans la mesure où les excédents de recettes ont toujours été épargnés, ce qui nous permet d'ailleurs de financer entièrement le déficit de 2009 avec ces réserves accumulées. Les réformes qui concernent le moyen terme, comme la réforme budgétaire, doivent être menées en fonction des recettes. Les réformes qui concernent le long terme, essentiellement le financement de la sécurité sociale, auraient déjà pu être entamées plus tôt. C'est surtout sur ce volet, sans aucun doute, que l'on aurait pu commencer plus tôt. Mais il n'est jamais trop tard pour bien faire. Les travaux préparatoires entrepris par le dernier gouvernement sont très utiles. Le ministre de la Sécurité sociale et moi-même, commencerons les négociations à cet effet dans le courant des prochains mois.

Le Quotidien: Le patronat a sourcillé à l'annonce d'une tranche indiciaire complète qui pourrait tomber en mars de l'année prochaine, il ne se souvient pas d'avoir été consulté... Je n'ai pas annoncé une tranche indiciaire pour l'année prochaine.

Luc Frieden :J'ai dit que le budget de l'État tient compte d'une tranche indiciaire puisque le Statec a calculé que, vers le milieu de l'année prochaine, l'inflation aura probablement atteint le niveau tel qu'une tranche indiciaire serait à payer. Pour expliquer la croissance des dépenses de l'État, j'ai dit que le budget prévoit cette tranche indiciaire pour une demiannée. En l'état actuel de la législation, elle doit être payée à ce moment-là et il faudra voir le moment venu si les mécanismes prévus dans la loi sur l'indexation trouvent application ou non.

Le Quotidien: Une dette publique de 20 % du PIB à la fin de Tannée 2010, c'est effrayant. Est-ce un héritage empoisonné pour les futures générations?

Luc Frieden :C'est effrayant pour un pays qui n'a connu jusqu'à présent qu'une dette de 6 % mais c'est loin d'être effrayant à la lumière des chiffres de l'Union européenne où la plupart des États sont plus proches de 100 % que de 20%. Ceci étant, je crois qu'une dette de 20% du PIB n'est pas grave à condition d'éviter qu'elle n'augmente annuellement de la même façon. Nous sommes loin du montant qui serait alarmant. Quant aux futures générations, nous les avons épargnées jusqu'à présent. J'ai été souvent critiqué au cours des premières années où j'étais ministre du Budget parce que je n'ai pas fait d'emprunt pour financer les investissements à long terme. Aujourd'hui, nous profitons de cette décision politique que j'ai prise à l'époque car notre dette est extrêmement faible. Nous avons donc une capacité d'endettement en période de crise. J'ajoute que 7 % du PIB, quasiment un tiers de cette dette et une dette atypique dans la mesure où elle a servi à financer les opérations de capitalisation des banques de Luxembourg et que cet argent sera remboursé à l'Etat au moment où il sortira du capital de BGL BNP Paribas. Notre dette au sens classique du terme est de 13 %. SMttb

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