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"Zwëschent de Luc Frieden a mech passt kee Löschblat"
Interview avec Gilles Roth dans d'Lëtzebuerger LandInterview: d'Lëtzebuerger Land (Bernard Thomas)
d'Land: Marc Spautz au ministère du Travail, cela paraît presque comme une évidence. Cette bouffée d'oxygène n'arrive-t-elle pas un peu sur le tard?
Gilles Roth: Elle arrive au bon moment.
d'Land: Lundi dernier, vous avez gelé le projet Sportsmusée. Vous l'avez fait juste après la publication d'un article de Reporter qui révélait l'existence d'un "protocole d'accord", signé en juillet 2024 entre le ministre Georges Mischo et le promoteur Eric Lux. Vous n'étiez donc pas au courant de cet accord?
Gilles Roth: Non.
d'Land: Cet imbroglio devenait politiquement intenable; il était donc temps d'arrêter les frais?
Gilles Roth: Avec les informations dans la presse, le dossier Sportsmusée a acquis une autre connotation. Le protocole d'accord n'était pas à disposition des membres du gouvernement au moment où le projet a été présenté au conseil de gouvernement. Les fonctionnaires de mon ministère ont estimé que la situation devait être vérifiée d'un point de vue juridique, et j'ai donné mon accord.
d'Land:Selon Radio 100,7, ce serait vous qui auriez mis la pression pour provoquer ce remaniement. Voulez-vous commenter?
Gilles Roth: Je constate que le ministre des Sports a proposé, vendredi dernier, au conseil de gouvernement de retirer son projet. Et je constate que, dimanche, il a présenté sa démission au chef de gouvernement.
d'Land:Le nouveau "Politmonitor" ne contient pas de bonnes nouvelles pour Luc Frieden. Comment le CSV compte-t-il retrouver un second souffle? Comment veut-il sor tir de la défensive?
Gilles Roth: Et muss do Rou an d'Partei kommen. Tous les ministres doivent passer à l'action, exécuter le programme gouverne mental. Aux gens de nous juger sur nos résultats et notre travail. Ce sera le rendez-vous démocratique de 2028.
d'Land: Luc Frieden serait "eisen onageschränkte Leader", a récemment expliqué Serge Wilmes sur RTL-Radio. Au moins "pour les trois prochaines années", a-t-il ajouté. On tirerait alors "un bilan", en vue d'un "prolonge ment". Avez-vous déjà eu l'occasion de discuter avec Luc Frieden de ses projets pour 2028?
Gilles Roth: Luc Frieden, avec moi et d'autres, réfléchit évidemment sur comment le parti peut préparer ces élections de 2028. Entre Luc Frieden et moi, il n'y pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarettes [kee Löschblat].
d'Land: Quand vous vous rasez le matin, est-ce qu'il vous arrive de penser au poste de Premier ministre?
Gilles Roth: Croyez-moi, j'aime vraiment être ministre des Finances. C'est un job difficile avec des journées de douze heures. On court d'un rendez-vous à l'autre. Mais c'est aussi un job très diversifié et très passionnant.
d'Land: En février 2024, vous aviez brièvement signalé votre intérêt pour la présidence du CSV. Mais Luc Frieden a vite fait savoir qu'il aimerait s'en occuper lui-même, et vous lui avez cédé la priorité. C'était bien cela, la séquence?
Gilles Roth: Après réflexion, et après avoir consulté d'autres chefs de gouvernement comme Monsieur Merz et Monsieur Mitsotakis, Luc Frieden a fait la proposition de réunir les deux fonctions de chef de gouvernement et de président du parti. Il a fallu moins d'une seconde pour que tout le monde au CSV comprenne que c'était la bonne approche. Moi aussi, j'en étais convaincu et je le suis toujours. Dans un parti comme le CSV — qui est structuré différemment des autres partis —, le leadership est important. Monsieur Frieden n'exclut pas de se représenter à la présidence du CSV en mars [il l'a confirmé ce mercredi, ndlr]. Je crois qu'une telle reconduction irait dans la bonne direction.
d'Land: Vous avez souvent hésité à vous exposer à un vote au sein du parti. Je pense par exemple à 2019, où vous n'avez pas voulu vous porter candidat à la présidence du CSV...
Gilles Roth: Un certain nombre de gens du parti [Parteileit] m'avaient approché, oui. Les candidatures de Serge Wilmes et de Frank Engel étaient déjà plus ou moins connues. Or, Serge Wilmes est mon petit cousin et il avait la priorité; c'était ainsi.
d'Land: Vous avez récemment déclaré que le seuil des trente pour cent d'endettement n'est "pas une ligne rouge". J'imagine que vous êtes conscient de l'ironie que ce soit justement un gouvernement mené par Luc Frieden qui brise ce dogme...
Gilles Roth: Les trente pour cent n'ont pas été présentés comme dogme, ni durant la campagne électorale, ni dans l'accord de coalition. Le fait reste que, malgré les dépenses supplémentaires, nous devrions rester en-dessous des trente pour cent durant cette législature. Le budget pluriannuel estime que la dette atteindra les 27 pour cent. Nous parlons de 383 millions d'euros de dépenses militaires en plus, soit presqu'un tiers du déficit. Personne ne les a remises en question, c'est simplement ainsi. Il faut y ajouter 190 millions pour les pensions, quarante millions supplémentaires pour les caisses de maladie et 150 millions de subventions pour les coûts de réseaux d'électricité. Sans compter des investissements à hauteur de 4,8 pour cent du PIB, ce qui dépasse de loin la moyenne des dix dernières années.
d'Land: En 2022, en pleine crise d'inflation, Luc Frieden estimait encore que le "socle de confiance" pour un pays comme le Luxembourg devrait se situer autour de vingt pour cent. Y a-t-il eu des discussions avec le Premier ministre sur ce point?
Gilles Roth: Le Premier ministre, tout comme le ministre des Finances, tient compte des réalités. Le point principal, c'est le triple A. Celui-ci ne dépend pas d'un pourcentage, mais de la courbe de l'endettement et de son aplatissement. Dans l'ensemble du gouvernement, il y a un consensus clair pour augmenter certaines dépenses. Elles n'étaient pas prévisibles dans cette envergure, mais elles sont importantes pour la cohésion sociale. Tout comme le sont, dans une optique anticyclique, les investissements, dont le niveau se situe aujourd'hui au-dessus de la moyenne historique.
d'Land: Ce qui est par contre prévisible, c'est que la réforme fiscale coûtera près d'un milliard d'euros par an. Une partie de l'opposition et certains avis budgétaires se de mandent si c'est raisonnable d'un point de vue budgétaire. Du moins sans prévoir un contre-financement...
Gilles Roth: Une telle réforme sociétale, il faut essayer de la mener dans le consensus. Et on ne va pas avoir de consensus si on privilégie les uns aux dépens des autres. Personne ne doit perdre. C'est ce que disaient déjà les deux gouvernements précédents. D'ailleurs, je me rappelle d'une estimation soumise à la Chambre des députés, dans laquelle on parlait d'un impact budgétaire de deux milliards d'euros. Nous sommes maintenant à 850 ou 900 millions d'euros bruts. Un autre facteur est l'ajustement des barèmes de l'impôt à l'inflation. Nous avons régularisé six tranches et demie sur huit. Il en restait donc une et demie. S'y est ajoutée une tranche indiciaire en mai dernier, et le Statec en prédit deux autres jusqu'en 2028. Cela nous ferait donc quatre tranches et demie qui ne seraient pas neutralisées dans le barème.
d'Land: La progression à froid s'apparente à une absorption partielle plutôt qu'à un réel contre-financement...
Gilles Roth: Cela finit dans le même pot. Mais il faut rester honnête: La neutralisation de l'inflation, le prochain gouvernement devra la faire à un moment ou un autre, tout comme nous l'avons fait en début de mandat. On ne peut laisser s'accumuler en permanence les tranches indiciaires. Ce serait une hausse des impôts par l'arrière porte. Un État ne peut fonctionner dans la durée en demandant toujours plus d'impôts aux citoyens. Il doit tenter de se débrouiller avec une charge fiscale raisonnable.
d'Land: La situation économique est morose, l'emploi ne croît plus que d'environ un pour cent. Le Luxembourg doit-il s'adapter à ce "new normal"?
Gilles Roth: C'est pourquoi l'État intervient de manière anticyclique...
d'Land: Distribuer 900 millions aux "breet Mëttelschichten" dans une économie ouverte, est-ce vraiment mener une politique anticyclique?
Gilles Roth: La réforme devrait entrer en vigueur en 2028, c'est-a- dire dans trois ans. Et oui, il faut adapter régulièrement le pouvoir d'achat. Cela contribue aussi à la cohésion sociale. Vous ne pouvez pas augmenter sans cesse le fardeau fiscal des gens.
d'Land: "Je suis ministre des Finances, pas comptable" est devenu votre nouveau slogan. Le ministre des Finances est traditionnellement censé freiner ses collègues. C'est lui qui doit veiller à ce que le budget ne dérape pas. Il est donc quelque part le comptable du gouvernement, non?
Gilles Roth: Oui, bien sûr. Mais il faut aussi réaliser un accord de coalition. Ne pas être comptable signifie qu'il faut veiller aux finances d'un pays. Et les actionnaires d'un pays, ce sont, entre autres, les citoyens. Il faut tenir compte des citoyens et de leurs besoins. C'est pourquoi, il faut investir dans le logement. C'est pourquoi, il faut investir dans les infrastructures. C'est pourquoi, il faut veiller à ce que les citoyens aient le pouvoir d'achat nécessaire pour affronter la cherté des prix.
d'Land: En juillet 2022, lors du débat d'orientation sur le système fiscal, vous plaidiez pour une augmentation du taux d'imposition des plus hauts revenus. L'opposition vous l'a rappelé en décembre 2024. Vous assuriez alors que votre "coeur bat à gauche", tout en expliquant être tenu par l'accord de coalition. En principe, vous restez donc favorable à une telle hausse?
Gilles Roth: Je vous réponds en tant que Gilles Roth, ministre des Finances: Je respecte l'accord de coalition.
d'Land: Mais votre coeur "bat à gauche"?
Gilles Roth: Tout comme le vôtre...
d'Land: Vous étiez également un fervent adepte du "Apel fir den Duuscht". Mais quelle sera votre marge de manoeuvre en cas d'un choc exogène? Et il semble plutôt probable qu'un tel choc arrive: On craint une bulle de l'IA, l'économie européenne est dans de sales draps, les présidentielles en France se tiendront en 2027...
Gilles Roth: Je n'ai pas de boule de cristal. Il est vrai que tous les États membres, et surtout nos pays-voisins, connaissent une situa tion financière plus tendue. Mais il faut maintenir une certaine dynamique dans les activités. Et c'est ce que ce gouvernement fait, tout comme les gouvernements des pays-voisins. Quant aux facteurs exogènes, nous en tenons compte en augmentant les dépenses de défense à deux pour cent [du RNB].
d'Land: Vous avez été maire de Mamer qui, à votre départ, était la commune la plus endettée du pays. L'opposition locale vous a critiqué pour la piste de ski, les salles de fêtes dorées et le crémant Alice Hartmann servi aux réceptions officielles. Peut-on adopter le même modus operandi budgétaire au niveau national que communal?
Gilles Roth: En général, je n'aime pas trop parler du passé. Mais si vous me confrontez avec mon bilan, cela ne me pose aucun problème. J'ai fait mon meilleur score personnel aux communales de 2023 à Mamer: 3 400 voix, après 24 ans de services. Mon parti a fait plus de 45 pour cent. Je pense donc que les gens n'étaient pas insatisfaits avec le bourgmestre de Mamer. L'emprunt, je l'ai contracté quatorze jours avant d'entamer mon mandat ministériel. Il a servi en grande partie à financer une station d'épuration [qui va coûter quarante millions d'euros, sur une dette qui s'élevait à 130 millions fin 2024, ndlr]. Les finances de la commune étaient solides, et elles le sont toujours. Celles de l'État le sont aussi, sans vouloir tirer un parallèle entre la commune de Mamer et l'État luxembourgeois...
d'Land: Le Conseil d'État estime que sur la question de la dette, le budget pluriannuel "peut induire en erreur". Dans les prévisions ministérielles, aussi bien la dette communale que celle de la Sécurité sociale connaissent une stagnation absolue, alors qu'en toute logique, elles devraient augmenter...
Gilles Roth: Il est très difficile d'avoir des données détaillées de la part des communes. Ce problème n'est pas nouveau; il se pose depuis des années. On ne peut donc calculer l'endettement communal de manière précise, même s'il faut essayer d'avoir des données plus granulaires. Pour la Sécurité sociale, on est confronté à une grande volatilité: Une baisse ou une hausse de l'emploi d'un demi-point de pour cent va avoir une influence extrême sur le solde.
d'Land: Les revenus tirés des taxes sur le tabac ont explosé. Ils représentent désormais près de cinq pour cent du total des recettes budgétaires.
Très sincèrement, je ne vois pas d'alternative à ce stade. D'autres disent qu'il faut augmenter les taxes sur le tabac. Je leur demande: Combien voulez-vous que coûte un paquet de cigarettes?
d'Land: 8,30 euros, vous répondrait la Commission européenne [soit une augmentation de 3,20 euros]. Est-ce qu'il est envisageable pour le Luxembourg de mettre un veto à la proposition de directive sur les accises de tabac? J'imagine qu'on préférera se tenir discrètement derrière d'autres pays...
Gilles Roth: Avec les services de mon ministère et la Représentation permanente à Bruxelles, je suis le dossier de très près, car je sais qu'il s'agit d'un grand enjeu. Une fois qu'on accepte le pouvoir d'achat comme critère pour fixer les accises sur le tabac, ne devrait-on pas un jour augmenter les taux de TVA? Ce principe ne me semble pas le plus approprié. Dans le sens de la proportionnalité, nous avons donc actuellement des problèmes avec cette proposition.
d'Land: Autour du tabac s'est constituée une contrebande organisée, dont l'État luxembourgeois se rend quelque part complice. N'êtes-vous pas alarmé par l'ampleur que cette niche, plutôt nocive, a prise dans le budget de l'État?
Gilles Roth: Il n'est jamais bon de trop dépendre d'une source [de recettes]. Mais je tiens à rappeler que ce gouvernement a davantage augmenté les accises sur le tabac que ne l'ont fait les gouvernements précédents. Je vois évidemment que ces recettes ont connu une hausse à deux chiffres, ces dernières années. Oui, je le constate.
d'Land: Et cela vous semble problématique? En tant que politicien, en tant qu'Européen, en tant que...
Gilles Roth: Écoutez, je suis ministre des Finances du Luxembourg. Je constate simplement qu'on insiste d'un côté pour que le budget soit équilibré, et qu'on me dit de l'autre côté: "Tâchez de faire rentrer moins d'argent". Cette logique, je ne la comprends pas vraiment.