Interview von Pierre Gramegna mit dem Luxemburger Wort

Pierre Gramegna: "La capitale britannique est notre partenaire financier principal aujourd'hui."

Interview: Luxemburger Wort (Pierre Sorlut)


Pierre Sorlut : Monsieur Gramegna, vous répétez à l'envi que Londres est et devrait rester le premier partenaire financier du Luxembourg. Comment faire?

Pierre Gramegna : Remettons les choses dans l'ordre. Londres est la place financière la plus importante au monde. La capitale britannique est notre partenaire financier principal aujourd'hui. Dans la logique des choses, on voudrait continuer à avoir des passerelles avec elle, quel que soit le résultat final de la discussion Brexit. 

Pierre Sorlut : Part-on toujours du principe que Londres perdra son accès direct et libre au marché intérieur?

Pierre Gramegna : La forme des passerelles dépendra de la façon dont on organise les relations commerciales entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Le Luxembourg préconise le maintien des liens économiques et financiers avec le Royaume-Uni. Il nous serait préférable que notre place financière, qui a des intérêts réels avec Londres, puisse continuer à les développer.

Pierre Sorlut : Comment?

Pierre Gramegna : Il y a des solutions commerciales. Les acteurs suisses sont en dehors de I'UE comme le seront demain les acteurs de Londres. Les banques suisses ont réussi à être très présentes sur le marché européen. Elles y ont accès en créant des filiales. Le message c'est: il y aura toujours la possibilité de s'établir en UE, de préférence au Luxembourg, pour tirer avantage du marché unique.

Pierre Sorlut : Quelle forme pourrait avoir la relation commerciale?

Pierre Gramegna : On sait que l'accès automatique et généralisé de la part des acteurs britanniques vers l'Europe ne sera plus possible. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura plus rien du tout. Là il y aura peut-être des accords ponctuels, politiques. On peut imaginer qu'un accès soit permis sur une directive précise, dans le cas où la régulation au Royaume-Uni et la régulation en Europe seraient la même, moyennant conditions. Deux moyens existent pour résoudre l'équation. On s'installe sur le territoire européen ou on crée des accords ponctuels sur l'un ou l'autre terrain.

Pierre Sorlut : Le Luxembourg est l'allié du Royaume-Uni dans ces négociations.

Pierre Gramegna : Nous avons une stratégie qui est à mon avis plus constructive que celle des autres places financières. Notre message à l'égard de Londres, ce n'est pas "fermez vos banques et mettez-les à Luxembourg" c'est dire trouvez au Luxembourg une passerelle correcte et avec de la substance dans l'un ou plusieurs des domaines dans lesquels nous sommes spécialisés.

Pierre Sorlut : Qu'avez-vous dit à David Jones, ministre adjoint du Brexit?

Pierre Gramegna : L'UE s'est donné des lignes directrices à la fin du mois d'avril. J'ai vu Michel Barnier (négociateur en chef de la Commission européenne) et David Jones un peu avant. Cela a permis de se faire une, idée de la situation. Les 27 sont très unis. Les lignes directrices distinguent deux étapes.

Pierre Sorlut : D'abord la facture du Brexit...

Pierre Gramegna : Il convient d'expliquer pourquoi il y aura un calcul à faire. C'est comme si à 28 on allait dans un restaurant et qu'on commandait pour tous un menu à 7 plats. Mais au moment du cinquième plat, un convive se lève et dit "je n'ai plus faim et puis votre compagnie commence à me lasser. Je rentre chez moi".
Tout le monde se dit "c'est dommage", mais c'est votre libre choix. Mais on a commandé les plats ensembles, il faut donc réfléchir à la note. Au Royaume-Uni ceci est ressenti de manière particulièrement injuste. Le Royaume-Uni a toujours aimé le marché unique, mais il n'a jamais vraiment expliqué qu'il en était bénéficiaire. Il faut dédramatiser cette négociation. Il faut expliquer aux uns et aux autres leurs responsabilités. L'article 50 est fait de telle manière que c'est une guillotine après deux ans. Si à la fin de la négociation on n'arrive pas à régler la période qui suit alors c'est mauvais pour les deux.

Pierre Sorlut : La loi 7024 n'est-elle pas justement une manière d'offrir des possibilités aux banques londoniennes de bâtir un pont entre Londres et Luxembourg?

Pierre Gramegna : On peut lier cet article sur l'assouplissement du secret professionnel au Brexit. Ce n'est pas sa vocation première, mais c'est astucieux de faire ce lien. Il est important pour nous d'avoir une place financière qui reste ouverte sur le monde et pragmatique. On avait et on a toujours un secret professionnel dans notre loi qui avait pour fonction première d'être hermétique et de protéger les données de l'étranger. Cela a été une force. Avec l'évolution des mentalités, en 2014, on a décidé d'embrasser la transparence financière. En termes juridiques on n'a rien changé au secret professionnel du banquier. Mais des directives et des traités internationaux, soutenus par le Luxembourg, ont pris le dessus sur la loi nationale.

Pierre Sorlut : C'est donc un problème juridique...

Pierre Gramegna : Ces instruments internationaux priment sur le droit luxembourgeois. Mais le secret professionnel existe toujours. Aujourd'hui on partage des informations avec les administrations fiscales, mais la loi interdit toujours de les envoyer simplement dans le groupe ou à des entités extérieures. Il s'agit d'une situation juridique compliquée qu'il faut résoudre.

Pierre Sorlut : Pourquoi? 

Pierre Gramegna : Les opérateurs de la place financière luxembourgeoise souffrent de contraintes énormes vis-à-vis de ces données. Ils sont obligés de les traiter différemment par rapport au reste du groupe. Cela devenait intenable. On veut que les groupes installés au Luxembourg puissent plus facilement utiliser leurs données au sein du groupe et à l'extérieur en envoyant les données à des prestataires. On veut parallèlement veiller à ce qu'un degré de confidentialité nécessaire soit assuré jusqu'au dernier délégué. La législation sera équilibrée. 

Pierre Sorlut : Mais il y a un risque que certaines fonctions bancaires partent à l'étranger...

Pierre Gramegna : Les risques sont là. Je les conçois tout à fait. Un groupe peut s'organiser de telle manière à ce qu'il externalise. En parallèle, des groupes bancaires, comme les Suisses aujourd'hui, pourraient décider de développer leurs affaires à Luxembourg et d'en faire leur quartier général pour toute la zone euro. Et donc de faire le traitement informatique ici. Pour ce faire, il faudrait que le verrou saute.

Pierre Sorlut : Ce que les Suisses font aujourd'hui les Britanniques pourront le faire demain. 

Pierre Gramegna : Absolument.

Pierre Sorlut : Comment se passe le contrôle de la gestion des risques, des données vis-à-vis de la Banque centrale européenne?

Pierre Gramegna : Il faut réaliser que la supervision bancaire en Europe et dans le monde est devenue plus approfondie. Nous avons une répartition des rôles avec d'un côté la BCE qui s'occupe elle même des 128 banques systémiques et de l'autre les régulateurs nationaux qui supervisent les autres banques. Les superviseurs nationaux jouent un grand rôle dans le tout. La CSSF ici est très impliquée. Résultat des courses après un renforcement des réglementations, nous avons fait croître de 50 % les effectifs de la CSSF. Le degré de supervision a augmenté. Mais je ne regrette rien. On entend beaucoup les banques se plaindre. Je les comprends, mais on ne peut pas laisser penser au contribuable qu'il va connaître les problèmes économiques rencontrés en 2007/2008.

Pierre Sorlut : Les banques et les banquiers se plaignent-elles/ils de devenir complices de fraude fiscale avec nouvelle législation faisant d'elle une infraction primaire?

Pierre Gramegna : Nous avons quelques mois avant le délai final transposé à travers la réforme fiscale des éléments nouveaux du droit pénal fiscal pour être en conformité avec les règles européennes. Et la fraude fiscale est devenue aussi une infraction primaire de blanchiment. Ce qui rend plus dangereux, pour ainsi dire, le rôle du banquier. Mais il faut se rendre compte qu'ici on est dans un contexte de level playing field. Nous ne faisons que ce que font les autres.

Pierre Sorlut : Soulignons quand même que ce risque plus lourd pour un banquier luxembourgeois qu'un autre banquier européen vu le modèle d'affaires de la place pendant des décennies.

Pierre Gramegna : L'expérience est encore un peu récente. Mais on doit suivre le mouvement. On ne veut plus figurer sur aucune liste noire. Nous voulons nous conformer aux règles internationales. Cela nous a beaucoup servi au cours des dernières années. C'est vrai que cela peut paraître difficile pour un banquier luxembourgeois de s'ajuster par rapport à un banquier français qui applique plus ou moins ces règles depuis quelques années. D'un autre côté on n'avait pas beaucoup de latitude. Si tout le monde applique ces règles, les conséquences commerciales sont bien moindres. Que serait-il advenu si on avait abandonné le secret bancaire pour permettre l'échange d'informations il y a dix ou vingt ans? Le Luxembourg l'aurait abandonné tout seul. Les conséquences sur l'attractivité de la place, du moins pour le volet banque privée, auraient été énormes. A juste titre on n'a pas agi trop vite. On a agi quand on a commencé à voir que c'était un mouvement international par rapport auquel l'UE était d'ailleurs à la pointe.

Pierre Sorlut : Comment les banques ont-elles évolué depuis un an, et notamment la banque privée, pilier de la place financière?

Pierre Gramegna : Tout d'abord les profits des banques ont augmenté de 14,9 % en 2016, c'est un très bon résultat dans un contexte de taux d'intérêt pratiquement nul ou négatifs.

Pierre Sorlut : Une cession de participation a toutefois dopé les résultats...

Pierre Gramegna : Il y a des événements exceptionnels. C'est quand même un bon résultat. Maintenant cela fait 7-8 ans que l'on vit avec des taux d'intérêt extrêmement bas. Cela engendre des contraintes considérables. Il faut le reconnaître. Les différents acteurs ici se débrouillent bien.

Pierre Sorlut : Cela dépend des secteurs...

Pierre Gramegna : Oui. Faisons la distinction entre les différents piliers de la place. Si vous regardez la banque privée qui était celle qui potentiellement aurait pu ou dû souffrir le plus avec l'introduction de l'échange automatique d'informations. Sur quelques ans, la valeur des actifs de la banque privée a augmenté de 35 %. C'est quand même un chiffre très remarquable. C'est reparti à la hausse en fait en 3-4 ans. Une très belle progression qui montre que la mise en conformité ne nous a pas nui. Peut-être même que nous sommes devenus plus attractifs grâce à la transparence.

Pierre Sorlut : Comment l'expliquez-vous?

Pierre Gramegna :Toujours de la même manière. Le level playing field. Il est devenu clair que quand nous avons introduit l'échange automatique, tous les pays allaient l'appliquer aussi. Il y a eu un changement de clientèle. Nous sommes passés de clients de proximité, des pays voisins, nombreux avec des avoirs limités, à des clients plus lointains avec des avoirs plus élevés. Tant mieux. Je félicite les banques d'y être parvenues. 

Pierre Sorlut : Et en termes d'emploi? Vous n'étiez pas particulièrement optimiste l'année passée. L'emploi bancaire est resté stable, mais les dernières annonces laissent croire à un horizon plus sombre.

Pierre Gramegna : Il faut regarder les choses en face. Nous avons plus de 140 banques au Luxembourg qui emploient des dizaines de milliers de personnes et nous savons que la digitalisation, fintech (technologies financières, ndlr), les robots conseillers, tout ça va avoir un impact sur le nombre de personnes. Il faut s'y préparer. Dans ce contexte il est très important de faire deux choses. Il faut diversifier la place financière, notamment en développant de nouveaux produits comme l'investissement éthique, les obligations vertes ou la finance inclusive. Tout cela est très important. Il faut aussi se lancer dans les fintech. On sait que cela va détruire des emplois, mais cela va en créer des nouveaux.

Pierre Sorlut : Et le Brexit?

Pierre Gramegna : Oui. C'est une bonne nouvelle à cet égard. On a déjà de bonnes nouvelles et on va en avoir encore, y compris en termes d'emploi. La banque traditionnelle va employer de moins en moins de personnes. Mais il y aura des créations d'emplois grâce au Brexit et grâce aux fintech. Ils ne vont peut être pas totalement compenser les pertes. Les emplois qui sont créés dans ce cadre ne sont pas ceux qu'on perd par ailleurs. 

Pierre Sorlut : Comment les banques luxembourgeoises doivent-elles aborder la question des fintech?

Pierre Gramegna : Je pense qu'il appartient à chaque banque de bien développer sa stratégie. Vous avez des banques qui ne font confiance qu'à elles-mêmes et qui ont leur propre laboratoire, leurs propres ingénieurs. Elles engagent des jeunes qui ont des idées. Elles font ça in house. C'est quand même l'exception. La plupart des grands acteurs font appel à l'esprit d'innovation de jeunes qui sont nés dans un autre moule. C'est pour ça qu'on a fait la Luxembourg House of Financial Technologies (LHoFT). La plus grande richesse des banques, c'est la confiance de leurs clients et les données. Mettre ensemble ceux qui ont la confiance et les données (en respectant les règles de confidentialité nécessaires) avec les start-up c'est la magie du système. Et nous avons un régulateur qui sait écouter le secteur. 


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