Interview de Pierre Gramegna avec Le Temps

"Le Luxembourg a fait de la fintech avant que le mot n'existe"

Interview: Le Temps (Alexis Favre)

Le Temps: Le thème de la conférence qui vous amène à Genève était "la place financière du Luxembourg, partenaire de la Suisse". Partenaire ou concurrente?

Pierre Gramegna: Nous sommes aujourd’hui plus partenaires que concurrents, pour deux raisons. D’abord, le Luxembourg sert de porte d’entrée dans le marché européen des services financiers pour les banques suisses. Ensuite, dans le contexte international, nos deux places revendiquent ensemble un cadre réglementaire et fiscal qui relève du level playing field, c’est-à-dire que nous estimons que les règles doivent être les mêmes pour tous.

Le Temps: Si le Luxembourg est la porte d’entrée dans le marché européen pour les banques suisses, avez-vous vraiment intérêt à ce que la Suisse obtienne l’accès à ce marché? Le cas échéant, les banques suisses n’auraient plus besoin de vous…

Pierre Gramegna: Si un pays veut obtenir le passeport européen dans ce domaine ou dans un autre, il doit devenir membre de l’Union européenne. Or c’est de toute évidence une perspective très éloignée pour la Suisse, pour toutes sortes de raison. La Suisse peut évidemment tenter de négocier son accès au marché européen, rien n’est impossible. Mais elle peut difficilement espérer obtenir les mêmes conditions et avantages que les pays membres de l’Union sans être membre elle-même.

Le Temps: La fin du secret bancaire a supposé une transformation en profondeur du modèle d’affaires de la place financière suisse. Souvent dans la douleur. Comment le Luxembourg a-t-il négocié cette transition?

Pierre Gramegna: Le secret bancaire était une tradition, au Luxembourg comme en Suisse, et c’était l’un de nos atouts dans le domaine de la gestion de fortune. Même si ce n’était de loin pas le seul. Face à une évolution internationale très claire, il a fallu se repositionner. Le Luxembourg était longtemps partisan d’une retenue à la source sur les intérêts plutôt que de l’échange automatique d’informations. Parce que la première solution permettait de collecter des taxes. Nous avons dû nous résoudre à l’échange automatique qui, poussé par l’Union européenne, s’est imposé à l’échelle mondiale. Si nous avions résisté, je crois que le secret bancaire serait devenu un handicap plus qu’un avantage. Aujourd’hui, 18 mois après avoir souscrit aux nouveaux standards de transparence internationaux, la place financière luxembourgeoise se porte bien. Mais il est un peu tôt pour dire quel a été l’impact exact de l’abandon du secret bancaire.

Le Temps: Entre l’abandon du secret bancaire et des rendements en chute libre sur les marchés, les banques suisses font face à une pression accrue sur les marges. Qu’en est-il au Luxembourg?

Pierre Gramegna: Le secteur bancaire vient de traverser une dizaine d’années de transformations quasiment sans précédent. Avant 2008, la confiance régnait sur les marchés, la tendance était à l’autosurveillance et à la dérégulation. Le monde était certainement allé trop loin dans la dérégulation, avec comme corollaire une instabilité intrinsèque du secteur financier. La crise financière de 2008 a provoqué un retour de balancier considérable et a entraîné un changement complet de paradigme. Lequel a conduit à davantage de régulation, à une prise de conscience qu’il fallait un système fiscal plus juste et à une baisse générale des taux d’intérêt. C’est peut-être davantage ce triple phénomène que la fin du secret bancaire qui a accru la pression sur les marges de nos banques.

Le Temps: Le Luxembourg a fait de la gestion des fonds d’investissement sa grande spécialité. Qu’en est-il de la gestion de fortune? Est-ce toujours un secteur d’avenir pour le Grand-Duché?

Pierre Gramegna: La place financière luxembourgeoise repose sur plusieurs piliers. D’abord, la gestion de fortune. Un secteur qui est en train de s’adapter à la nouvelle donne et de se moderniser. Ensuite, effectivement, les fonds d’investissement. Nous sommes aujourd’hui le deuxième acteur mondial de ce secteur, derrière les Etats-Unis. A l’avenir, je crois que l’interaction entre ces deux premiers piliers sera de plus en plus forte. En ce sens que la banque privée va se nourrir des fonds d’investissement. Le troisième pilier de notre place financière est le secteur de l’assurance et de la réassurance, et le dernier en date est un secteur en plein essor: les fintechs.

Le Temps: Précisément, la Grande-Bretagne est en pointe sur les fintechs et le secteur se développe en Suisse. Au Luxembourg aussi?

Pierre Gramegna: Dès mon entrée en fonction, j’ai fait des fintechs ma priorité pour diversifier notre place financière. C’est vrai, il se passe beaucoup de choses à Londres, mais les Anglais sont aussi très forts en communication! Le Luxembourg a fait du fintech avant que le mot n’existe: cela fait plus de 12 ans que nous sommes la plate-forme européenne du paiement électronique. Depuis, de nombreuses start-up se sont greffées sur cette activité. Et malgré notre petite taille, nous avons 143 banques dont six établissements chinois. Lesfintechs y trouvent donc une masse critique de clientèle parfaite pour y développer cette activité.

Le Temps: Le Luxembourg fait partie du premier train de pays qui ont adopté le standard d’échange automatique d’informations de l’OCDE. Vous vous êtes engagé à échanger automatiquement dès 2017 les données récoltées cette année. Serez-vous prêts?

Pierre Gramegna: Nous le sommes déjà puisque nous pratiquons depuis le 1er janvier 2015 l’échange automatique sur les revenus visés par la directive européenne sur la fiscalité de l’épargne. Nous échangerons dès 2017 sur la base du standard de l’OCDE, mais le système est déjà en place et il fonctionne parfaitement.

Le Temps: La Suisse passera à l’échange automatique en 2018 et les craintes sont grandes, ne serait-ce qu’en termes de technique et de coûts pour les banques. Quelles difficultés avez-vous rencontrées?

Pierre Gramegna: L’échange automatique suppose des systèmes informatiques puissants, rapides et efficaces. Mais cela n’a rien d’insurmontable! Il suffit de s’en donner les moyens.

Le Temps: Les révélations de "LuxLeaks" sur les rulings luxembourgeois ont fait clignoter le Grand-Duché sur les radars de la nouvelle morale fiscale mondiale. Les dégâts d’image ont-ils été importants?

Pierre Gramegna: A court terme, les dégâts d’image ont certainement été importants. Mais nous avons réussi, avec l’Union européenne, à relativiser l’affaire. En ce sens que nous avons démontré que lesrulings, ces décisions préalables que les entreprises peuvent demander au fisc sur les modalités de leur imposition, n’étaient pas une spécialité luxembourgeoise. Presque tous les pays y ont recours, en tant qu’outils de prévisibilité et de certitude pour les entreprises comme pour le fisc. Nous avons également réussi à faire comprendre que c’est l’interaction entre les rulings et les réseaux de conventions fiscales qui permettait aux entreprises d’obtenir des niveaux de taxation très bas, un cocktail légal mais peu éthique. L’Union européenne, sous présidence luxembourgeoise, a pris l’initiative de proposer l’échange automatique des rulings, et nous avons trouvé un accord: la directive entrera en vigueur en 2017. Le Luxembourg n’est pas une partie du problème, nous avons démontré que nous faisons partie de la solution.

Le Temps: Il a suffi que les médias dévoilent quelques rulings luxembourgeois pour que le monde entier s’en émeuve. Êtes-vous vraiment prêts à dévoiler tous vos secrets?

Pierre Gramegna: Je suis très détendu sur le sujet. Pour l’instant, les seuls rulings connus sont les nôtres, grâce ou à cause de "Luxleaks". Je me réjouis de découvrir les rulings des autres!

Le Temps: Le paquet BEPS de l’OCDE, qui vise à lutter contre l’évasion fiscale légale des multinationales, introduit notamment de nouvelles exigences de substance: les entreprises devront exercer des réelles fonctions économiques dans un pays pour y localiser des profits. Comment le Luxembourg, tout petit territoire, pourra-t-il tirer son épingle du jeu?

Pierre Gramegna: Dans le domaine financier, nous avons énormément de substance au Luxembourg: 45 000 emplois et 143 banques. Je ne suis donc absolument pas inquiet. Et nous avons aussi de la substance dans d’autres secteurs: l’opérateur de satellites SES est au Luxembourg, le siège de RTL est au Luxembourg, Arcelor Mittal a son siège au Luxembourg et y produit 3000 tonnes d’acier… tout ceci, c’est de la substance. Certes, les sociétés boîtes aux lettres sont vouées à disparaître mais nous allons remplacer la quantité par la qualité. Quel est le secret de notre succès? Une économie parmi les plus ouvertes du monde. La réponse au défi de la substance, c’est d’écouter les besoins des clients et de créer les conditions d’une réelle attractivité économique, et non seulement fiscale. Nous sommes enfin les champions, avec la Suisse, de l’emploi de frontaliers. L’an passé, nous avons créé 2,5% de nouveaux emplois nets. Tout cela, c’est de la substance en plus!

Le Temps: Le Luxembourg peut-il rester attractif avec un taux d’imposition des sociétés de 21%? Le taux irlandais est à 12,5%…

Pierre Gramegna: Au Luxembourg, le taux de 21% va passer à 19% en 2017, puis 18% en 2018. Prenez une carte de l’Europe et regardez où se trouve le Luxembourg ou la Suisse par rapport à l’Irlande. Il n’y a pas que la fiscalité qui compte. Etre au cœur de l’Europe et de son marché vaut bien quelques pour-cent supplémentaires!

Le Temps: La Suisse s’est mise en porte-à-faux avec l’UE sur le dossier de la libre circulation. Elle tente aujourd’hui tant bien que mal de négocier pour respecter à la fois ses engagements et la volonté populaire. Mais elle a besoin d’alliés. Le Luxembourg en fera-t-il partie?

Pierre Gramegna: Je pense que la négociation va être fort difficile. La libre circulation est l’un des piliers de l’Union. La Suisse avait trouvé un accord bilatéral qui semblait favorable à toutes les parties. Il faut bien sûr respecter la volonté populaire, mais si la Suisse remet en question un principe aussi important que la libre circulation, cela ne se fera pas à coût zéro. L’UE a conduit une négociation très difficile sur le même sujet avec le Royaume-Uni, pour trouver des aménagements et permettre au gouvernement britannique de se faire l’avocat du maintien du pays dans l’UE. Mais ce n’étaient que des aménagements! Avant d’être l’allié de la Suisse, nous sommes l’allié de l’UE, dont nous faisons partie.

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