Interview de Pierre Gramegna avec l'Écho

"La taxation est ma priorité numéro un(...)"

Interview: L'Écho (Frédéric Rohart)

L'Écho: Vous vous souvenez de la première fois que vous avez entendu le mot "Luxleaks"?

Pierre Gramegna: Je m'en souviens très bien: ça a été un déferlement médiatique gigantesque et orchestré. Le nom de l'affaire comporte les trois premières lettres de mon pays. Evidemment on s'est senti visé, et surtout on s'est senti singularisé de manière injuste. Avec le recul, je me dis qu'on a embarqué sur un chemin d'explication qui a été bénéfique et salutaire pour tout le monde.

L'Écho: Qu'a-t-on expliqué?

Pierre Gramegna: On a démystifié ce que racontaient les articles qui faisaient croire qu'au Luxembourg, grâce à un produit magique qu'on appelle ruling, on pouvait échapper aux fiscs du monde entier. On a dû expliquer que la démarche des rulings, qui existe dans de nombreux pays, consiste à donner l'assurance au demandeur sur le fait de savoir quel texte de loi sera appliqué: ce n'est pas un "arrangement" avec le contribuable. Et que si le résultat final de l'application des rulings aboutissait au fait que les grandes entreprises payaient peu ou pas d'impôt, c'était dû au fonctionnement de la taxation à l'échelle de la planète. H y a eu une prise de conscience, et l'Union européenne qui a pris l'initiative en mars dernier de proposer l'échange automatique de rulings. Moins d'un an après l'éclatement de l'affaire Luxleaks, le Luxembourg a l'opportunité en tant que président de I'UE de mener à bon port une réponse crédible.

L'Écho: L'échange automatique d'informations sur les rescrits entre les États membres de I'UE est un pas, faut-il qu'il y en ait d'autres?

Pierre Gramegna: On le verra bien. Ce qui est prévu, c'est un énorme exercice de transparence. On va échanger les rulings entre les 28 pays avec une rétroactivité dont on peut penser qu'elle sera autour de cinq ans. On crée de la transparence et de la confiance entre les États membres. Cette transparence permettra de constater si, comme le Luxembourg et d'autres le disent, les rulings sont une pratique utile pour l'économie.

L'Écho: Cette nouvelle transparence va-t-elle générer une sorte de (pression sociale" entre les États et dissuader certaines pratiques?

Pierre Gramegna: Absolument. Comme on va échanger tous les rulings, si un pays trouve qu'un ruling qu'il a reçu d'un autre pays ne correspond pas à la loi du pays d'origine ou à des principes de droit international, bien sûr il va le remettre en cause. Ce système d'échange d'informations et de transparence fonctionne relativement bien au niveau européen, on l'a vu avec Inge d'informations sur les intérêts, qui existe depuis 2005. Le Luxembourg ne l'a mis en oeuvre qu'en 2015, puisque nous avions le secret bancaire, que nous avons aboli en novembre dernier.

L'Écho: Tout cela affaiblit-il le hub bancaire luxembourgeois?

Pierre Gramegna:  Je ne vous cache pas que nous avions quelques appréhensions. Mais on s'aperçoit que malgré l'abolition du secret bancaire, notre place financière se porte bien. On a un grand savoir-faire, une très grande efficacité, une rapidité de réaction, une connaissance de plusieurs juridictions. Il y a eu des transformations de clientèle: beaucoup de petits clients ont choisi soit de quitter le Luxembourg, et les banques ont redoublé d'efforts pour aller chercher des clients plus lointains, avec des montants de fortunes plus élevés. Et s'est rajouté un autre élément: comme nous avons gardé très longtemps ce secret bancaire envers et contre tout, certaines maisons mères ne voulaient pas, pour des raisons d'image, amplifier leurs activités au Luxembourg.

L'Écho: La Commission a relancé l'idée d'une assiette commune consolidée sur l'impôt des sociétés (Accis) et d'aucuns défendent un taux minimum d'impôt...

Pierre Gramegna: La Commission a présenté une feuille de route sur la fiscalité dont fait partie cette directive "Accis", mais elle n'a pas encore mis sur la table de nouveau projet de directive. Quant à un taux de taxation minimum au sein de I'UE, c'est une idée originale mais nous nous sommes aperçus qu'il y a de grandes réticences. C'est une discussion qu'il faudra mener sur la directive "Intérêts et redevance", où il faut se mettre d'accord sur une close de taxation effective minimum ou un seuil. Nous allons pousser le sujet sur cette directive plutôt que de le pousser de manière très large.

L'Écho: La présidence luxembourgeoise aura été active sur les questions fiscales...

Pierre Gramegna: La taxation est ma priorité numéro un: ça en a étonné plus d'un, mais je trouve que c'est un sujet où l'Europe doit faire des progrès pour être prête demain pour transposer les recommandations de l'OCDE et du G2O autour de l'initiative Beps (Base Erosion and Profit Shifting, lire encadré). Il est important que l'Europe fasse un état des lieux chez elle pour savoir lesquelles de ces directives Beps seront mises en oeuvre par des initiatives communautaires et lesquelles relèvent de la compétence nationale.

L'Écho: Tous ces débats sont-ils le terrain d'une confrontation entre grands et petits pays?

Pierre Gramegna: Je crois qu'il ne faut pas chercher une opposition entre grands et petits pays dans I'UE en général ou sur la fiscalité en particulier.

L'Écho: Pour attirer de grandes entreprises, la Belgique a le système des intérêts notionnels. Votre accord de gouvernement en prévoit un aussi, mais vous ne le faites pas...

Pierre Gramegna: Quelles que soient les réformes fiscales que l'on va faire à l'avenir, il faudra qu'elles soient compatibles avec Beps. Les règles du jeu sont en train de changer. J'exclus pour le Luxembourg de mettre en oeuvre des mesures qui seraient temporairement contraires à la philosophie et aux recommandations de Beps.

L'Écho: C'est le cas des intérêts notionnels?

Pierre Gramegna: Je n'en sais rien. Les experts devront se pencher sur le sujet. Il y a un risque que je ne veux pas prendre.

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