"Rester crédible". Luc Frieden au sujet de la place financière de Luxembourg

Jean-Michel Gaudron: Monsieur Frieden, dans un récent article rédigé pour le compte de l'Economist Club, le CEO de Luxembourg for Finance, Fernand Grulms, regrettait un certain désamour de l'opinion publique vis-à-vis de la place financière. Ressentez-vous aussi cette sorte de défiance, attisée notamment par la crise de ces dernières années?

Luc Frieden: II y a bien sûr certaines critiques plus générales adressées à l'égard des banques sur un plan international. Mais les Luxembourgeois savent très bien que la place financière est le moteur de notre économie et qu'un tiers du PIB et des recettes fiscales provient du secteur financier. Il n'y a pas, ici, cette même défiance.

Jean-Michel Gaudron: Ce monolithisme de l'économie luxembourgeoise, et le danger de dépendance qu'il représente, sont montrés du doigt depuis plusieurs années et servent de support à la volonté de diversification économique. Cela veut-il dire que la place financière est amenée à perdre, un jour, ce rôle de pilier qu'elle a aujourd'hui?

Luc Frieden: Il faut évidemment diversifier l’économie luxembourgeoise, mais dans le même temps développer et renforcer la place financière. Les deux approches ne sont évidemment pas incompatibles. Un petit pays comme le nôtre peut être plus fort en termes d’économie de services que dans les domaines industriel ou manufacturier. Je ferai donc tout, avec mes collègues au gouvernement, pour que la place financière puisse créer de nouveaux emplois et nouvelles recettes en la rendant compétitive dans un contexte international qui change.

Jean-Michel Gaudron: Entendez-vous par là qu'elle n'est plus compétitive aujourd’hui?

Luc Frieden: Tout comme l’économie en général, le secteur financier doit s'adapter. Nous venons de vivre une grave crise financière et économique. Nous avons tiré une série de leçons que nous devons graduellement mettre en œuvre pour renforcer notre place financière. Il y a par ailleurs de nouveaux concurrents dans le monde qui n'étaient pas là il y aune vingtaine d'années. Je pense à Singapour ou Hong Kong, par exemple. Par des adaptations, qui doivent venir aussi bien du public que du privé, nous devons améliorer la Place pour qu'elle reste crédible et compétitive à l'échelle mondiale.

Jean-Michel Gaudron: Vous dites que nous sommes sortis de la crise?

Luc Frieden: Nous subissons toujours les effets de cette crise globale et nous y resterons encore dans les quelques années à venir. Les efforts d'adaptation que nous déciderons aujourd'hui ne porteront pas leurs fruits du jour au lendemain, mais la croissance économique nous reviendra certainement.

Jean-Michel Gaudron: La place financière est-elle bien armée pour traverser une telle période?

Luc Frieden: Elle est avant tout une place financière internationale et il est important, dans ce contexte, de renforcer encore cette dimension. Le monde des finances est un monde global et l'interdépendance de nos économies une réalité. Créer des synergies entre les différents marchés et régions dans le monde permet de soutenir une croissance qui profite à tous. Notre place financière est en effet bien outillée pour déployer cette caractéristique internationale. Les missions de développement de la place financière, que j'organise conjointement avec Luxembourg for Finance, s'inscrivent justement dans cette stratégie globale. J'ai débuté l'année 2013 avec une mission en Chine, et d'autres suivront.

Jean-Michel Gaudron: Cette promotion à l'étranger est-elle la seule façon de parvenir à consolider la place financière?

Luc Frieden: C'est en tous les cas l'un des moyens forts. Pour le reste, nous devons veiller à ce que les autres atouts traditionnels du Luxembourg soient conservés, voire adaptés. Il s'agit notamment de la rapidité des prises de décision, du climat favorable au développement des affaires ou encore de la mise en place d'une législation internationale. Mais je crois également qu'il faut que dans chaque établissement bancaire, l'excellence et la croissance soutenable deviennent des concepts clés pour développer des produits et des services de qualité qui permettront de se distinguer des autres places financières. Il s'agit, je le répète, d'efforts à la fois du secteur public, en termes d'encadrement économique et de promotion, et du secteur privé, en termes d'excellence, qui doivent mener au succès futur de la Place.

Jean-Michel Gaudron: Vous évoquez l'aspect législatif et réglementaire. Comment avez-vous accueilli l'accord qui s'est concrétisé au sujet de l'union bancaire et de la décision de confier la supervision des banques systémiques à la Banque centrale européenne (BCE)?

Luc Frieden: II est encore trop tôt pour évaluer l'impact de cette nouvelle architecture de supervision en Europe. Il y aura certes une répartition des tâches entre la BCE et les autorités nationales dans le contexte d'une supervision unique. Le rôle de notre supervision nationale restera toutefois tout aussi pertinent et important en ce qui concerne le développement de notre Place.

Jean-Michel Gaudron: Dans bon nombre de pays, on assiste à un mouvement de concentration des autorités de surveillance. Ce n'est pas le cas au Luxembourg. Cela sera-t-il encore le cas longtemps?

Luc Frieden: II y a clairement plusieurs modèles de supervision qui existent. L'union bancaire en tant que telle n'impose toutefois pas de modèle national. II revient aux États membres de décider du modèle qu'ils souhaitent mettre en œuvre. Au Luxembourg, il nous importe avant tout de garantir une coopération efficace entre les autorités et nous nous efforcerons de créer un dialogue encore plus étroit entre les différents acteurs pour mieux gérer les défis qui se présentent à notre Place.

Jean-Michel Gaudron: La place luxembourgeoise s'est longtemps montrée réticente à l'idée de cette union bancaire. Cela risque-t-il de constituer un frein à sa transposition ici?

Luc Frieden: La question ne se pose plus dès lors que cette union bancaire a été décidée, il faut désormais faire de notre mieux pour l'appliquer correctement dans un esprit d'essor futur de la Place. Le système retenu est avant tout destiné à assurer une supervision efficace des établissements bancaires qui peuvent représenter un risque systémique pour la zone euro. Dans la mise en œuvre de cet objectif; il s'agira d'éviter d'en faire un système trop bureaucratique. L’équilibre à atteindre constituera le défi, et nous y contribuerons pour que le système fonctionne de manière efficace sans pour autant freiner les avancées de la Place.

Jean-Michel Gaudron: Ce n'est pas le seul défi. Bon nombre de sujets sensibles sont actuellement en cours d'examen. Vous avez annoncé, en décembre, le début de négociations avec les autorités américaines sur leur législation dite Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act). Où en sont aujourd'hui ces discussions?

Luc Frieden: Nous souhaitons que la place financière soit une place internationale. Mais il ne suffit pas de l'affirmer, il faut par ailleurs également accepter les développements mondiaux et s'adapter aux changements qui s'imposent, tout en essayant d'être parmi ceux offrant les meilleurs services et produits. Dans cette optique, il est logique que nous tenions compte des développements internationaux en matière de lutte contre la fraude fiscale, avec l'objectif que les autorités de chaque État puissent avoir accès à la meilleure information possible. C'est dans cet esprit que nous avons décidé d'entrainer sous peu les négociations avec les États-Unis afin de mettre en œuvre cette législation Fatca.

Jean-Michel Gaudron: Quand pensez-vous pouvoir concrétiser ces négociations?

Luc Frieden: J'espère que nous y parviendrons au plus tard au 3e trimestre de cette année.

Jean-Michel Gaudron: De quelle marge de manœuvre disposez-vous?

Luc Frieden: Les grands principes ont déjà été établis par la législation américaine et nous travaillons aux modalités d'application concrètes de cette législation pour préserver les spécificités de notre Place, dans la mesure du possible. Ce qui est clair, c'est que le Luxembourg devra redéfinir le principe de confidentialité bancaire, comme c'est du reste aussi le cas dans le cadre des discussions que nous menons au niveau européen dans le dossier de la fiscalité de l'épargne. Nous nous inscrivons dans une stratégie internationale de la place financière. Tout en préservant la confidentialité et la protection des données de nos clients, il est essentiel de garantir une coopération efficace entre les administrations fiscales dans l'échange de renseignements en matière de lutte contre l'évasion fiscale.

Jean-Michel Gaudron: Justement, la position que le Luxembourg défend depuis 2003 vis-à-vis de ses autres partenaires européens est-elle encore tenable à moyen et long termes?

Luc Frieden: La position du Luxembourg a toujours été d'encourager un débat plus large sur les différents moyens de lutte contre l'évasion fiscale. En 2003, l'échange automatique a été retenu à titre principal, tout en reconnaissant le système de la retenue à la source. Depuis 2003, le monde a beaucoup changé et les tendances ont évolué dans différents sens. En 2009, le standard international est devenu l'échange de renseignements sur demande et non automatique. En même temps, en Europe, une grande partie des États membres ont introduit, depuis 2003, la retenue à la source dans leur droit interne. Les discussions entre l'Allemagne et la Suisse sur l'accord Rubik ont également influencé ce débat. Cet accorda malheureusement échoué. Évidemment, Fatca est aujourd'hui aussi un paramètre important à intégrer dans ces réflexions. Ce que nous voulions transmettre par ce blocage du mandat avec les pays tiers - qui n'en était pas un -, c'était un débat plus approfondi sur les questions de principe et les développements internationaux que je viens d'énumérer. Ce débat n'a jamais vraiment eu lieu au sein du conseil Ecofin. Ceci étant, j'accepte tout à fait la direction que ces développements internationaux ont prise et je tenterai de trouver une solution qui renforce notre place financière, tout en garantissant le respect des standards internationaux.

Jean-Michel Gaudron: Jusqu'où êtes-vous prêt à aller quand vous parlez de redéfinir?

Luc Frieden: Lorsqu'on est dans une négociation à 27, il faut également écouter les vues des autres. Nous avons pris en 2003 et en 2009 un certain nombre de décisions visant à renforcer la coopération entre les administrations fiscales en Europe et dans le monde. C'est une tendance qui se poursuivra à l'avenir. Dans cette perspective-là, le Luxembourg s'inscrira toujours dans cette logique internationale sans pour autant la subir. Nous devons façonner de manière proactive notre place financière et participer au développement des grandes tendances que l'on observe partout dans le monde, en devenant une place financière internationale qui reflète une expertise de grande qualité.

Jean-Michel Gaudron: Cela n'empêchera sans doute pas le Luxembourg d'être régulièrement montré du doigt dans les médias étrangers, dès qu'il s'agit notamment de fiscalité. Dans quelle mesure cet acharnement médiatique est-il préjudiciable?

Luc Frieden: C'est évidemment un aspect important dont il faut tenir compte. Nous devons d'abord veiller à une bonne information sur la réalité de la Place, afin de contrecarrer un certain nombre de perceptions du Luxembourg. Mais nous devons aussi nous interroger sur les avantages et désavantages de maintenir certaines règles qui ne sont pas les mêmes que celles appliquées dans d'autres pays. C'est tout le débat que nous avons dans le domaine de la réglementation financière et de la coopération des administrations fiscales. Je souhaite évidemment que les clients viennent à Luxembourg non pas pour échapper à la fiscalité - et je crois qu'ils sont rares à venir à pour cette raison - mais parce que les produits et les services sont plus internationaux. Cela est rendu possible à la fois dans un contexte de stabilité et de prévisibilité créé par les autorités publiques, mais aussi dans cette stratégie d'excellence à laquelle doit travailler l'ensemble du secteur privé.

Jean-Michel Gaudron: Est-ce à la seule agence Luxembourg for Finance de veiller à une bonne information sur la réalité de la Place?

Luc Frieden: C'est une tâche qui incombe à tous, et pas uniquement à LFF. Elle est également du ressort de chaque établissement bancaire, et aussi du gouvernement qui dirige la stratégie pour la place financière.

Jean-Michel Gaudron: En ce début d'année, quels sont les vœux que vous formulez pour l'économie, en général, et pour la place financière, en particulier?

Luc Frieden: Mon principal souhait serait que nous nous attelions ensemble à préparer l'avenir du pays et de la place financière. Pour celle-ci, cela signifie s'adapter à un nouvel environnement, devenir encore plus internationale et exceller en termes de qualité de services et de produits. C'est un objectif ambitieux, mais pas irréaliste, puisque nous avons un très grand atout: notre taille qui nous permet de nous écouter les uns et les autres et d'unir nos forces pour avancer dans la même direction... Je veillerai à ce que cette unité vers un même objectif puisse être atteinte.

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